LES ROIS NAUFRAGÉS
Texte et mise en scène: Rémi Taffanel
Interprétation: Robin Denoyer, Pascal Fréry, Clément Petit et Flavien Rabain
Vers la fin du 19ème siècle, un équipage de marins se retrouve piégé par les glaces aux abords de l’Antarctique. Ces hommes ont de quoi survivre, mais ce qui va surtout préserver leurs santés mentales malgré les épreuves qui les attendent, c’est le théâtre.
NOTE D'INTENTION
LES ROIS NAUFRAGÉS est un drame « théâtrale métaphysique » en trois actes.
Il apparaît comme une démarche artistique/philosophique qui interroge l’existence du théâtre au-delà de son aspect pour essayer de le décrire et d’expliquer en quoi consiste son existence. C’est un témoignage du rôle du théâtre dans une société toute naissante prise au bord du désespoir, celle d’une communauté de naufragés au milieu de l'Antarctique...
Il pose notamment une question : «En quoi le théâtre peut être bénéfique pour ces marins qui ont fait naufrage ? »
Au sein de la « société » de ces marins qui vient tout juste de naître après un naufrage, ces hommes trouvent un moyen pour leur permettre de se rassembler,
s’exprimer, communiquer, se divertir et enfin de s’évader. Tout ça grâce et à travers une pratique : Le Théâtre.
Qu’on soit marin ou n’importe quel autre métier ; pratiquer le théâtre n'est pas réservé qu’à ceux qui souhaitent devenir comédiens ; toutes personnes, sans exception, y sont les bienvenues. Cet art demande une seule chose : un « être »... Avoir soi-même comme matière de travail. Il s’adresse à tous ceux qui souhaitent apprendre à mieux contrôler leurs émotions, que ce soit pour une pièce ou pour une situation réelle du quotidien. Cette pratique, principalement collective, permet de gagner en assurance, aide à améliorer les rapports avec les autres.
En jouant, les marins exécutent un travail à la fois physique, psychique et spirituel qui leur donne à la fin un ressentiment d’un fort regain d'énergie et de sérénité.
À l'intérieur de ce monde qu’ils créent, toutes les situations sont possibles, toutes les barrières sont levées. Ils y découvrent d'autres mondes, d'autres vies et d'autres situations.
Ils expérimentent des choses qu’ils pensaient être incapable de faire et endossent les rôle de personnes aux antipodes de leurs propres personnalités.
Et en incarnant ces personnages, ils peuvent chacun libérer certaines choses enfouies en eux ; des choses comme des sensations ou des sentiments qu’ils ont parfois du mal à décrire ou à exprimer.
Mais en fin de compte, le théâtre a t-il sauvé ces marins ? Non, le théâtre ne les a pas totalement sauvé, mais sans lui, ils n’auraient pas trouvé les mots.
À partir du moment où le texte de la pièce de théâtre (le support) est perdu, ils essayent de continuer à la jouer, mais ils perdent de mémoire les répliques et les personnages, car ils sont eux-mêmes aussi en déclin sur la nourriture, le sommeil, et il y a de moins en moins de cohésion de groupe.. C’est en perdant le théâtre qu’ils s’éteignent peu à peu, ce qui laisse place au blizzard et à la destruction.
Mais alors, si nous élargissons la question à l’ensemble du monde, qu’en est-il de nous? Pendant la crise, celle du covid, par exemple, est-ce que l’art nous a t-il aidé à nous préserver comme il aurait fait avec ces marins? Nous a t-il permis de nous connecter les uns aux autres et à nous-même? Est-ce qu’il nous a sauvé?
Si nous-même, comme ces marins, nous perdons, un jour, la culture, nous mettrons notre société en péril.
« Tout ce qui travaille à la culture travaille aussi contre la guerre »
(Lettre de Sigmund Freud à Albert Einstein, Juillet 1932 )
Existe-t-il un moyen d'affranchir les hommes de la menace de la guerre? De canaliser l'agressivité de l'être humain et de le rendre psychiquement mieux armé contre ses pulsions de haine et de destruction? La culture peut-être?
NOTE D'ÉCRITURE
(Rémi Taffanel)
Pendant trois ans, de 2019 à 2022, j’ai travaillé avec le metteur en scène Gwenaël Morin, autour de trois pièces de Sophocle (Ajax, Antigone et Héraklès) ; pendant les répétitions, pour motiver son équipe, il aimait dire: “On fait du théâtre comme on prend la mer”; et un jour, en tournée, pendant la crise du covid, il m’avait raconté une histoire, celle d’un équipage de marins naufragés qui, pendant leur périple, avait pratiqué le théâtre dans le but de maintenir une santé mentale saine et de renforcer un esprit de groupe.
Cela m’a tout de suite inspiré à écrire ce spectacle. Dans cette histoire, j’y ai vu non seulement un parallèle entre leur naufrage et notre situation socio-culturelle au moment du covid, mais aussi un témoignage sur la place du théâtre dans la société; (à travers cette société toute naissante au bords de la détresse après le naufrage de cette communauté de marins.) Une question se pose: “Est-ce que pendant cette crise, l’art nous a t-il aidé à nous préserver comme il aurait fait avec ces marins? Est-ce qu’il nous a sauvé?”
Pour chercher à répondre à cette question, ce projet voit le jour ; une pièce de théâtre autour de marins qui font du théâtre entre eux. (Une mise en abime du “Théâtre dans le Théâtre”.) Et la pièce que ces marins vont utiliser comme “support” est RICHARD II de William Shakespeare. Elle parle de la fin du règne d’un roi, qui, à la fin, même emprisonné dans la tour de Londres, reste libre de sa pensée et de sa folie. Comme pour le personnage de Richard II, ces marins, même s'ils sont confinés et jetés dans des conditions de vie extrêmes, leurs destins restent le leurs.. Ils restent maîtres de leurs univers et rois de leurs royaumes. Ces marins sont des Rois Naufragés. Et de cette métaphore, entre les marins et les rois, m’est donc venue l’idée du titre
Dans chacune des trois réalités (celles de “Richard II”, de “Les Rois Naufragés” et de notre travail), nous recherchons une ressemblance entre notre situation et le monde dans lequel nous vivons ; et comme le monde est complexe et surpeuplé et qu' ici et maintenant, nous sommes livrés à nous même, nous ne pouvons pas trouver cette ressemblance ; mais avec le théâtre, nous allons forger ce rapprochement..
Nous-mêmes, si nous devions nous retrouver dans une situation où tout a pris la fuite, tout sauf l’art ; et bien, gardons l’art et partons avec lui pour reconstruire le monde ensemble.
« Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous.»
(Lettre de Franz Kafka à Oskar Pollak, Janvier 1901)
EXTRAIT DU TEXTE
FLAVIEN.- Vous êtes un bon second, je vous l’accorde. Concernant vos estimations géologiques pendant la navigation, votre sens de la précision est remarquable. J’apprécie « souvent » votre pragmatisme. Je sais que vous voulez devenir capitaine mais je vous le répète, il vous manque l’essentiel.
PASCAL.- L’essentiel, mon capitaine ?
FLAVIEN.- Vous n’avez pas de cœur, monsieur Felton, du moins, pas assez. Regardez dans quel pétrin nous sommes. Regardez ces hommes… La tâche qui nous incombe désormais est de rester courageux, si nous voulons survivre ensemble. En fonction des changements de son existence, un homme doit savoir se façonner et aujourd’hui l’existence nous met devant le plus gros défi. Notre survie dépend de l’union. Ensemble nous réussirons. Et vous pensez avoir eu une bonne idée? Vous nous avez privé à tous d’un bien fondamentalement précieux ! Vous avez déjà eu un loisir dans votre vie ? Vous avez entendu parler de l’art ? Cette guitare c’est bien plus qu’un instrument de musique ou un bout de bois, c’est une médecine mentale vitale pour nous ! Pour la santé de nos humeurs.
(Temps. Robin rejoint Flavien et Pascal)
ROBIN.- (à Flavien) Capitaine, la guitare est irrécupérable. Cletus m’a demandé de le laisser seul, un moment, avec elle.
FLAVIEN.- (à Pascal) Du cœur, Paul ! C’est cela dont vous manquez. Y a des jours où je vous trouve aussi froid que la glace. Si vous cherchiez à vous fondre dans le décor, c’est réussi. (Temps.) Franchement, ça vous choque pas vous, de savoir que vous allez passer des journées entières à travailler la glace à la pioche, à braver le froid et les pluies de neiges sans avoir le bonheur, le soir, d’entendre de la musique ?? Sans avoir le bonheur de danser ?!